Immigration : Calais à bout de souffle

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Depuis plusieurs mois, la situation humanitaire se dégrade et les tensions s'accroissent dans la ville, qui fait face à un nouvel afflux de réfugiés.

Debout derrière un pupitre d'écolier branlant, Yagoup, 23 ans, tire la langue sur un manuel arabe-français. Il y a, devant lui, la tente où il dort avec un de ses amis. D'autres abris sont installés le long des murs d'enceinte de "Fort Galloo", une ancienne usine de recyclage de métaux au coeur de Calais occupée depuis juillet par une centaine de migrants. D'un côté de la vaste cour au sol inégal, les braseros du "coin cuisine". De l'autre, des bassines et un point d'eau, pour laver les vêtements. Entre deux flaques, des hommes font leur prière en direction de la Mecque, face à l'une des murailles couvertes de dessins et de messages poético-politiques peints par les "No Border". Le mouvement, européen milite pour la disparition des frontières et la régularisation des sans-papiers. Il a ouvert "Galloo" en juillet, après plusieurs démantèlements de camps. Médecins du monde y a installé des toilettes et des douches rudimentaires. Le site, pollué, contient encore des cuves d'hydrocarbures. Certains réfugiés y vivent, d'autres y passent simplement dans la journée, avant de rejoindre les "jungles" de la ville et de ses environs. Les occupants sauront le 19 septembre s'ils en seront expulsés.

Almanna, assis sur l'une des quelques chaises de la cour, attend que son linge ait fini de sécher. Il a 32 ans et vient du Soudan du Sud. Il raconte qu'il a pris la route de l'Europe après avoir été arrêté et torturé, cinq jours durant, par les forces gouvernementales. Dans l'une des distributions de vêtements, il a récupéré une veste en cuir et des claquettes de piscine. Il n'a pas demandé l'asile en France. "C'est beaucoup trop long, je ne peux pas continuer à vivre comme ça. Les gens ne nous aiment pas ici, ils nous regardent comme des animaux." Pas vraiment les Calaisiens, qu'il trouve souvent "amicaux". Mais les Français, en général. Yagoup, Soudanais lui aussi, préférerait rester. Toujours attelé au petit livre qu'on lui a donné à Paris, il s'applique à prononcer "pardon monsieur, bonjour mademoiselle" ou, en percevant à moitié l'ironie de la chose, des phrases supposées pratiques comme "Bonjour, mon brave, pourriez-vous me conduire à cette adresse ? L'hôtel Palace ? Mais bien sûr monsieur."

À bout de souffle

Pour point de rassemblement, les migrants ont un morceau de quai où les associations organisent la distribution des repas. Il n'y en a plus qu'une par jour, à 18 heures, où plusieurs centaines de réfugiés font la queue pour un plat chaud, entre les goélands attirés par les débris de nourriture. Le réseau d'aide aux migrants est à bout de souffle. Depuis le printemps, Calais connaît un afflux important d'exilés d'Afrique de l'Est : Soudanais, Érythréens, Éthiopiens, Somaliens. Des hommes, mais aussi des femmes et des enfants. Selon la préfecture, ils sont aujourd'hui un "gros millier" au moins dans Calais même, quelques centaines dans la périphérie de la ville. "Les dispositifs existants étaient pensés pour 400 personnes environ, ils ne parviennent plus à faire face", note le préfet Denis Robin.

"Jusqu'à présent, poursuit-il, les migrants, moins nombreux, étaient très encadrés par des réseaux de passeurs, et avaient des tactiques discrètes pour essayer de passer en Angleterre, de nuit. Aujourd'hui, ils agissent toute la journée, et directement sur l'enceinte portuaire : ils se regroupent en très grand nombre pour essayer de monter dans les camions." Comme le gestionnaire du port et les élus locaux, la préfecture dit craindre pour l'attractivité du port, poumon économique d'une ville qui compte plus de 16 % de chômeurs. Des renforts policiers ont été dépêchés pendant l'été, puis à nouveau la semaine dernière, après que quelque 200 migrants ont réussi à entrer dans l'enceinte portuaire. Début août, le syndicat Unsa-Police dénonçait des manques criants de moyens en hommes et en matériel, des hommes "épuisés" et "en colère". Il y a quelques jours, un policier était braqué au fusil à pompe par un passeur kurde qui essayait de faire monter un groupe de personnes dans un camion. Les migrants, soutenus par des militants associatifs, dénoncent symétriquement des violences policières.

"La tension monte tous les jours"

À mesure que la situation se dégrade, l'exaspération croît chez les Calaisiens, selon la maire UMP de la ville, Natacha Bouchart. Dans son grand bureau aux murs tendus de rose, elle dit recevoir quotidiennement des plaintes de ses administrés. "Ils ne parlent que de ça, ils n'en peuvent plus. Imaginez-vous pendant douze ans voir dans votre ville des personnes qui squattent des maisons, se baladent avec les passeurs, s'assoient sur les bords de fenêtre, vont faire un tour dans votre jardin, font leurs besoins sous le nez de vos enfants." En juin dernier, un migrant a reçu une balle dans le dos après une distribution de repas. "La tension monte tous les jours, sinon je n'aurais pas demandé la création de l'accueil de jour", lâche Natacha Bouchart. Un revirement complet par rapport à la politique menée jusque-là, notent les associations. Le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, a commencé par repousser la proposition, de peur de voir naître un nouveau Sangatte. Le principe en est désormais admis : le centre de loisirs Jules-Ferry pourrait les accueillir, "d'ici fin octobre" selon Natacha Bouhcart. Améliorera-t-il la situation ? Aucun hébergement de nuit n'est prévu.

"Ça me tord le ventre de voir des gamins de l'âge de mes enfants traîner dans la rue, témoigne le patron du café La Nex, qui fait face au lieu de distribution des repas. Je sais bien qu'on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais on ne peut pas non plus laisser les gens vivre comme des chiens. Certains ici se plaignent des nuisances, des gens qui font leurs besoins dans les buissons. Mais comment est-ce qu'ils sont censés faire ? Ils ont trois toilettes à leur disposition !" D'autres habitants de la ville se plaignent à demi-mot, certains préfèrent se taire. "Ils peuvent faire ce qu'ils veulent, se taper dessus, je ne veux pas m'en mêler", lâche une commerçante. Référence aux rixes de l'été entre migrants qui, début août, avaient fait plus de 70 blessés en trois jours.

L'ultra-droite converge vers Calais

Yvan Benedetti, Thomas Joly et Kevin Reche ©  Geoff Pugh/REX/Sipa

"Si le sentiment de ras-le-bol monte, c'est que rien n'a été réellement fait jusque-là pour gérer la situation, ni par la droite, ni par la gauche", estime le député PS Yann Capet. Pour certains "pro-migrants", Natacha Bouchart a elle-même envenimé la situation, notamment en lançant sur Facebook en octobre 2013 un appel à la dénonciation des squats ouverts par les No Border. Quelques jours plus tard, le collectif Sauvons Calais se créait sur le Web à l'initiative d'un jeune homme, Kevin Reche, qui se défend de sympathies néonazies, mais porte une svastika tatouée sur le torse. Au côté de plusieurs leaders de l'ultra-droite, il a tenté ce dimanche une démonstration de force sur la place de la mairie. Celle-ci a réuni 200 personnes environ, selon la police. Un millier, selon le service d'ordre. Moins, en tout cas, que ce que Kevin Reche attendait.

"Il est difficile de savoir quelle prise ces discours ont sur la population. Mais la parole raciste s'est libérée, c'est certain", estime Philippe Wannesson, militant associatif et auteur du blog "Passeurs d'hospitalité". Plusieurs agressions ont eu lieu cet été contre des bénévoles associatifs. Une membre de Calais ouverture et humanité, une organisation créée à l'automne 2013 en réaction à Sauvons Calais, aurait été victime d'une tentative d'enlèvement, en pleine rue, par des hommes qui l'ont traitée de "pute à migrants". Deux jours avant la manifestation de dimanche, une jeune fille de 15 ans, membre de la même association, a été agressée à la sortie du lycée, apparemment pour la même raison. Yann Capet et Natacha Bouchart se retrouvent, eux, pour renvoyer dos à dos militants d'extrême gauche et d'extrême droite, qu'ils accusent de "manipuler" la situation à des fins politiques, et de contribuer aux tensions.

Chacun s'accorde sur un point : le problème met en jeu la politique migratoire européenne comme la situation internationale, et Calais ne pourra, seule, l'affronter réellement. Des discussions ont été ouvertes par le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve avec ses homologues européens pour défendre un nouveau plan européen en matière d'immigration et un durcissement des frontières. Le 29 août, il sommait la Grande-Bretagne de "prendre ses responsabilités" vis-à-vis de Calais. Quelques jours plus tard, Natacha Bouchart se disait prête à fermer le port si les Britanniques ne réagissaient pas. Lundi, Londres a offert à la France sa première réponse : vingt kilomètres de clôture, pour protéger le port.

 

Le point.fr

 

Créé le 9 septembre 2014 08:52

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