Cedeao : « Il n’est pas exclu que d’autres pays soient séduits par le projet de l’AES… », prévient Aliou Barry

CONAKRY- Le retrait des pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) continue d’alimenter les débats. La décision des chefs d’Etats du Mali, du Niger et du Burkina Faso est diversement appréciée dans la sous-région. Quelles peuvent être les conséquences de ce retrait collectif pour le bloc régional ? Comment en est-on arrivé là ? Pour parler de ce sujet qui continue de faire l’actualité, nous avons interrogé Aliou Barry, Consultant International sur les questions de défense, sécurité et paix. Il est en même temps Directeur du Centre d’Analyse et d’Etudes Stratégiques (CAES).

AFRICAGUINEE.COM : Monsieur Aliou Barry, le 28 janvier 2024, les trois pays (Mali, Niger et Burkina Faso), ont annoncé leur retrait de la CEDEAO avec effet immédiat.  Quelle analyse faites-vous sur cette décision ?

ALIOU BARRY : Je ne peux expliquer cette décision qui est plus préjudiciable pour les populations de ces trois États qu’à l’organisation sous-régionale elle-même. Ce qui est plus triste c’est de voir des juntes militaires qui n’ont aucune légitimité ni mandat prendre une telle décision qui risque à terme de faire imploser l’organisation sous-régionale et, avec des raisons très discutables. En effet, ces Chefs militaires ne peuvent imputer à la CEDEAO la faiblesse de leurs forces armées encore moins la corruption et la mal gouvernance qui ont gangrené ces États depuis les indépendances. Est-ce la CEDEAO qui a empêché par exemple le Niger qui exporte de l’uranium et qui est incapable après près de 60 ans d’indépendance de fournir de l’électricité à ses populations ? Je suis conscient que la CEDEAO a des faiblesses que j’ai d’ailleurs décrit en 1997 dans mon ouvrage « la prévention des conflits en Afrique de l’Ouest » mais nul ne peut contester que c’est une organisation qui se porte mieux au regard d’autres organisations sous-régionales africaines. Quand ces Chefs militaires disent par exemple que la CEDEAO ne répond plus aux aspirations de leurs peuples, c’est comme si c’est la CEDEAO qui a présidé aux destinées de ces États depuis leur indépendance.

A entendre c’est comme si les arguments avancés par les chefs d’États de ces trois pays sont mal fondés ?

Le seul argument de ce retrait que je puisse comprendre c’est le manque d’assistance de la CEDEAO dans leur lutte contre le terrorisme qui a entraîné des tensions entre l’organisation et ces États sahéliens. A l’origine de ces tensions, les coups d’Etat intervenus dans ces trois pays et les sanctions décidées par la CEDEAO, soutenue par la France et les Etats-Unis. La CEDEAO a exigé le rétablissement de l’ordre constitutionnel après les coups d’État. Une injonction à laquelle les militaires au pouvoir ont refusé d’obéir. Aussi, en lieu et place d’un soutien à ces États, la CEDEAO a plutôt imposé des sanctions que je trouve inhumaines et irresponsables, en violation des propres textes de l’Institution sous-régionale et qui portent préjudice surtout aux pauvres populations de ces États. Après ces sanctions, les trois pays suffoquent déjà économiquement sous le coup des sanctions décidées par la CEDEAO et leur retrait de l’organisation peut s’avérer une équation difficile à résoudre. Par exemple, sur le plan économique, la fermeture des frontières après les coups d’Etat a gravement impacté les économies du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Cela a été pire pour le Mali qui a subi des sanctions monétaires, avec la fermeture des succursales de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), tout comme pour le Niger qui continue de souffrir de ces sanctions, pourtant non prévues par les textes de la CEDEAO. Ces sanctions ont pénalisé aussi la libre circulation des personnes et des biens, ce qui entrave l’intégration, et donc les fondamentaux mêmes de la CEDEAO. C’est une des raisons fondamentales qui a poussé ces trois États à prendre cette décision de se retirer de l’Institution sous-régionale.

Et les relations tendues entre la CEDEAO et ces trois pays ont conduit ces derniers à créer l’Alliance des États du Sahel (AES) qui prévoit de créer sa propre monnaie car, en ne sortant pas de la zone CFA, leur alliance sera une alliance mort-née. En effet, cette alliance de ces trois états ne pourra réussir que s’ils sortent de l’Union Monétaire Ouest-africaine (UEMOA) en créant leur propre monnaie et créer sa propre monnaie n’est pas quelque chose de compliqué. Tous les pays peuvent le faire. En Afrique tous les pays ont leur propre monnaie, sauf les 14 pays francophones qui utilisent le CFA qui est contrôlé par le Trésor français. La question est plutôt comment faire afin que la nouvelle monnaie inspire confiance et qu’elle ne fasse pas l’objet de sabotage comme ce fut le cas pour la Guinée en 1958.

Quelles conséquences pour l’avenir de l’organisation sous-régionale ?

L’annonce de ce retrait du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (Cédéao) a suscité des regrets et inquiétudes de la part des dirigeants de la CEDEAO. Et ce retrait intervient aussi dans une période de tensions avec la France. De nombreuses questions se posent sur la portée, les avantages et les incidences de ce retrait. Hormis qu’ils disposent d’une importante population et une superficie de près de 2,8 millions de kilomètre carrés, ce sont trois pays les plus pauvres de l’UEMOA. Le retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la CEDEAO pourrait entraîner une concurrence encore plus forte entre grandes puissances dans cette région. Sur le plan international, nous assistons à évolution des alliances. Outre le rapprochement de ces pays avec la Russie, le Mali vient de dénoncer l’accord de paix d’Alger de 2015. Et le Maroc propose une ouverture de ces pays enclavés vers l’Atlantique comme alternative au Golfe de Guinée. Des acteurs comme l’Iran, le Qatar, la Turquie sont également présents. Outre le risque de dislocation de la CEDEAO, on peut assister à l’ouverture de la sous-région à de multiples acteurs internationaux qui risquent de compliquer une stabilité sous-régionale déjà très fragile.

Que doit faire la CEDEAO pour éviter l’effet contagion ?

Toute crise est une opportunité de changement. Cette crise peut être résolue d’une manière positive. Pour cela, il faut se rendre compte qu’elle a été l’un des corollaires de l’attitude de la CEDEAO et de certains de ses dirigeants. Aujourd’hui comme bon nombre d’institutions internationales, la légitimité populaire de la Cédéao est au plus bas et la plupart des dirigeants de la CEDEAO ont perdu la légitimité populaire et, l’intégration régionale s’est essoufflée. Elle a besoin de fondements plus solides et plus durables. Elle doit être au service des peuples et une réelle réflexion en matière d’intégration régionale est nécessaire et urgente. C’est le message que les trois juntes de l’AES ont envoyé avec cette décision de retrait. Il est temps de passer d’une Communauté économique ouest africaine à une Union politique des États de l’Afrique de l’Ouest. Et pour la stabilité de la sous-région, indispensable pour le développement économique, il est impératif que la CEDEAO arrive à réaliser les objectifs qu’elle s’est assignés. Cependant, la stratégie de défense sous-régionale ne sera possible que si les États de la sous-région accordent à leur organisation une capacité et une volonté politique à la mesure de l’enjeu. En effet, la véritable sécurité ouest-africaine se situe dans l’action commune des États membres agissant en vue d’intérêts communs qu’ils soient d’ordre politique, économique, culturel ou militaire. Les dirigeant de la CEDEAO doivent être conscients qu’il ne suffit pas de vouloir la sécurité, encore faut-il en avoir les moyens car une force de défense inopérante est un outil politique encombrant et un fardeau financier impossible à supporter en l’état actuel des économies nationales. Face à des régimes corrompus et contestés, souvent débordés par les crises économiques, des généraux, colonels, capitaines se sont propulsés aux sommets du pouvoir. Le rôle politique des militaires s’est amplifié ces dernières années dans la sous-région. Cette situation rend aléatoire aujourd’hui tout processus de développement politique de l’Afrique de l’Ouest et la sous-région est redevenue encore plus vulnérables aux influences extérieures en particulier des unités militaires privées.

Aliou Barry

Qu’est-ce qu’il y a lieu de faire pour éviter une implosion de la CEDEAO ?

La CEDEAO devrait être une institution des peuples et non une institution des dirigeants. Si je prends l’exemple des processus électoraux qui sont les principales causes des crises politiques ces dix dernières années dans la sous-région, l’implication de la CEDEAO dans les processus électoraux s’est toujours limitée aux aspects techniques liés à l’audit du fichier électoral et au déploiement d’observateurs pour s’assurer du bon déroulement du vote. Or, les violences qui accompagnent les campagnes électorales et les pratiques récurrentes de contestation des résultats du vote obligent à se demander si l’organisation sous-régionale ne devrait pas redéfinir son implication à la lumière de la problématique plus large de la crédibilisation et de la sécurisation du processus électoral. Nous avions, au Centre d’analyse et d’études stratégiques, préconisé que l’organisation ouest-africaine se dote d’une structure indépendante entièrement dédiée à l’assistance électorale dans les pays membres. Sa mission sera tout d’abord de travailler à l’élaboration d’un indice ouest-africain de la capacité des États membres à organiser des élections crédibles et sécurisées. Aujourd’hui, la persistance de la conflictualité électorale en Afrique de l’Ouest nécessite une nouvelle approche en matière d’implication dans le processus électoral au sein de la sous-région. La CEDEAO doit devenir une institution capable de défendre et de promouvoir les objectifs et principes normatifs qui justifient sa raison d’être.

Face aux enjeux actuels, une refondation de la CEDEAO s’impose-t-elle ?

La Cédéao doit se reformer et les dirigeants se sont toujours engagés, lors des différents sommets, notamment à réviser le protocole de 2001, additionnel à celui de 1999 relatif à la démocratie et à la bonne gouvernance car elle s’est aperçue de ses difficultés à s’adapter à l’accélération des événements contraires au respect des principes démocratiques dans la sous-région. La réforme de l’institution sous -régionale est aujourd’hui posée à la lumière des crises que traverse de nombreux États membres. Ce retrait des trois États du sahel et la mise en place de l’Alliance des États du Sahel (AES) en est une parfaite illustration de la nécessité de cette réforme bien que cette nouvelle Alliance n’a pas encore ce poids pour prétendre se substituer à la CEDEAO. Mais avec la perte de l’influence de cette dernière et la propension des États d’Afrique qui veulent s’affranchir, je crains fort que cette nouvelle alliance ne soit un élément déclencheur de l’implosion de la CEDEAO car, l’objectif de l’AES va bien au-delà de l’intégration économique que poursuit la CEDEAO. Les dirigeants des trois États mettent habilement en avant la défense de la souveraineté de leur pays et la fin de l’intervention avérée des puissances extérieures dans leurs affaires intérieures. Et ce projet arrive à séduire d’autres États, ils n’hésiteront pas à faire le pas vers eux, surtout si la CEDEAO restait figée, il n’est pas exclu que d’autres pays de l’organisation soient séduits par le projet de l’AES. D’ailleurs, la grande proximité du Togo avec ces trois pays, et l’appel du pied fait par l’AES au Tchad sont des signes qui ne trompent pas.

Interview réalisée par Siddy Koundara Diallo

Pour Africaguinee.com

Tel : (00224) 664 72 76 28

Créé le 5 février 2024 08:09

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