Ses débuts, le nom « Diamond Fingers », Alpha Condé, ses joies et peines, le geste de Mamadi Doumbouya: Sékou Bembeya parle…

CONAKRY-Sékou Bembeya, figure emblématique de la musique guinéenne et dernier membre fondateur encore actif du légendaire Bembeya Jazz National, nous ouvre les portes de son parcours exceptionnel. Des balafons de son enfance aux scènes internationales, en passant par les coulisses de la création du Bembeya Jazz et les défis actuels, « Diamond Fingers » se livre sur sa passion inébranlable pour la musique, ses joies et ses peines, et l’avenir du jazz « made in Guinea ». Dans cet entretien, il évoque aussi ses rapports avec les autorités actuelles.

AFRICAGUINEE.COM : Comment avez-vous commencé votre carrière musicale ?

SÉKOU BEMBEYA : C’est une affaire de famille. On nous appelle les « yeli » griots. Mon père jouait du balafon et de la guitare acoustique dans le style traditionnel, donc je suis né entre ces deux instruments. Tout petit, mon père me laissait m’amuser entre eux, mais il a finalement compris que je m’intéressais davantage à la guitare qu’au balafon. C’est ainsi qu’à l’âge de 10 ans, il m’a commandé ma première guitare, d’une couleur métal unique. J’étais le seul à en avoir une en Guinée ; il l’avait commandée en France. Ce fut ma première guitare, reçue de manière traditionnelle.

Ensuite, il m’a envoyé à l’école coranique, mais je n’ai pas tenu, car je tenais beaucoup à la musique. Les deux ne pouvaient pas aller ensemble. C’était en 1954, j’avais 10 ans.

Parlez-nous du célèbre groupe Bembeya Jazz National ?

Le Bembeya Jazz a été créé par Émile Condé, paix à son âme, en avril 1961. C’était le premier responsable à l’époque de notre indépendance, le premier grand responsable, comme gouverneur. Au début, on les appelait « commandant », puis le nom a changé pour « gouverneur ». Émile fut donc le premier commandant à Beyla et il fallait organiser la zone administrativement. C’est ainsi qu’il a dit qu’il fallait un orchestre pour Beyla.

C’est là qu’on m’a contacté. J’étais venu à Kankan, d’abord chez Émile lui-même, qui était de passage et partait de Conakry à Beyla. Entre-temps, j’avais joué à Kankan pour les élèves avec mon grand frère Balakala. Mon nom circulait dans plusieurs familles, on parlait de moi. J’étais tout petit. Dans la famille où il logeait, on parlait de moi : « le petit qui a joué hier, mon Dieu, il est fort, ce petit-là« . C’est ainsi qu’il a demandé à me voir. Pour faire court, il a dit : « Le petit dont vous parlez, je peux le voir ? » Il a envoyé quelqu’un me chercher, et je suis venu le rencontrer.

Au fil de nos conversations, il m’a demandé si je pouvais venir à Beyla. Je lui ai dit non, je ne pouvais pas venir à Beyla. Il a répondu : « Ah bon ? » Je lui ai dit : « Oui, là où je suis déjà, on cherche le succès, et j’ai le succès. Donc, ne parlez pas de Beyla. » Alors, il m’a posé une question : « Est-ce que tu connais Sourakata Diabaté ? » Je lui ai répondu : « Oui, c’est le petit frère de mon père. » Il a dit : « Ah bon ? » Je lui ai dit : « Oui. » Après ça, il n’a plus rien dit, et je crois que c’est là que les choses sont devenues sérieuses.

Il a dit : « Bon, comme tu n’as pas voulu venir à Beyla, ce n’est pas un problème. » Il m’a donné de l’argent et a dit : « À la prochaine. » J’ai dit : « D’accord. » Il se trouve que la route était ouverte pour moi pour aller à Beyla. Dès qu’il est rentré, il a salué son ami intime, ils avaient quitté Youkounkoun ensemble pour Beyla. Après, il était énervé contre mon oncle. Il lui a dit : « Dis donc, qu’est-ce que tu fais ? Tu sais qu’on a des problèmes de guitaristes dans notre orchestre, et tu sais très bien qu’il y a le fils de ton grand frère à Kankan. Tu ne l’as pas appelé ? » Il a demandé : « Qui est celui-là ? » Il a dit : « Sékou Diabaté. » Il a répondu : « Oui, c’est le fils de mon grand frère, mais moi je ne sais pas s’il est à Kankan. » Il a dit : « Bon, voilà ma voiture, on me dépose, et on vient te chercher. Tu vas aller chercher Sékou, tu comprends ? »

Alors, effectivement, mon oncle est venu, on s’est salués. J’étais tellement curieux et surpris, car il n’était pas venu dans notre village depuis des années. Ma première question a été : « Mais comment a-t-il su que j’étais à Kankan ? » Il m’a répondu : « Tu sauras tout de suite, d’ailleurs je suis venu te chercher. » J’ai dit : « Là, c’est sérieux. » Il a dit : « C’est sérieux. » J’ai lui répondu : « Bon, ça sera sérieux. » Pour faire court, il m’a dit, en gros, que si je ne venais pas à Beyla de bonne volonté, je viendrais de force. J’ai dit : « Ça ne vaut pas le coup. » J’ai dit : « Bon, c’est moi maintenant qui te prie, pardon, s’il te plaît, il ne faut pas me faire revenir à Kankan dans la honte. On va attendre la nuit, on va partir à Beyla. » Voilà, moi à Beyla, j’ai été reçu comme un petit prince.

Combien de tournées internationales avez-vous effectuées avec le Bembeya ?

Sincèrement, je ne peux pas vous le dire, mais on a fait beaucoup de tournées en Amérique, en Europe aussi, et en Afrique, on n’en parle même pas. Donc, nous avons fait beaucoup de tournées.

Pourquoi ce nom a-t-il été choisi ?

Il y a une rivière qui traverse la ville de Beyla, c’est ce qu’on appelle Bembeya. Un jour, le gouverneur a demandé à tous les cadres de se retrouver dans la salle de permanence de l’époque. Il y a eu une rencontre avec toutes les autorités locales et les responsables politiques. Il a dit : « Je vous ai appelés, nous avons un orchestre dont tous les éléments sont complets. Celui qui manquait, c’était le guitariste. Le guitariste est arrivé maintenant, il faut trouver le nom qu’on peut donner à cet orchestre. » Il y avait plusieurs noms. Alors, un ami qui était membre de l’orchestre, il s’appelait Bangaly Traoré, dit « Gros Bois ». C’est lui qui a dit : « Pourquoi ne pas dire ‘Bembeya’ ? » Et Asken, lui, a dit : « Bon, on va ajouter ‘Jazz’ pour dire ‘Bembeya Jazz’. » Automatiquement, on a dit que ça sonnait bien à l’oreille. Voilà comment le nom est parti, et on a retenu le nom de Bembeya Jazz.

Qu’est-ce que ces expériences vous ont apporté, sur le plan personnel et professionnel ?

Je peux vous dire que depuis la disparition du Président Ahmed Sékou Touré, nous n’avons été soutenus par aucun président qui est passé, sauf le Président Alpha Condé qui avait commencé à nous aider. Malheureusement, il y a eu le changement après. Il a été le seul, après tous les présidents qui sont passés, à nous faire du bien. Et après, notre président actuel, Mamadi Doumbouya, nous a aussi offert des instruments. Pour l’instant, c’est là où nous en sommes.

Nous avons eu beaucoup de succès parce que nous avons notre propre style, notre harmonie et notre organisation. C’est ce qui fait que jusqu’à maintenant, on tient.

Regrettez-vous aujourd’hui d’avoir fait partie du Bembeya Jazz ?

Pas du tout, pas du tout ! Je peux vous dire que, quand je suis à l’extérieur, je suis le plus grand. Les gens ont un respect religieux pour moi. Je crois que l’argent ne peut pas offrir ça, rien ne peut offrir ça, sauf si vous avez aimé quelque chose et que vous avez fait plaisir aux gens. C’est ce qui donne ça. Nous avons eu de l’argent, bien sûr, en tant que fonctionnaires, mais par rapport au rendement que nous avons eu, c’est un peu faible. Vous savez, tout peut finir un jour. Vous pouvez être multimilliardaire et tout se termine un jour, mais le nom restera éternellement.

Avez-vous réalisé des morceaux ou des albums en solo au cours de votre carrière ?

J’ai fait quatre albums à la guitare. Et maintenant, si Dieu le veut bien, j’ai déjà préparé un album de 100 morceaux et un album de guitare qui seront présentés ensemble. C’est pourquoi on doit organiser un événement en mon nom, et c’est pour bientôt.

Vous ne comptez pas prendre votre retraite après toutes ces années ?

Quand on aime la musique, on peut peut-être prendre sa retraite de la scène, mais intérieurement, on ne peut pas abandonner. Surtout moi, en tout cas, je ne peux pas.

Après toutes ces années passées au sein du groupe, que sollicitez-vous aujourd’hui ?

Je voudrais qu’on me donne les moyens, les vrais moyens, et avoir un partenaire valable qui peut nous produire et organiser des tournées à travers le monde entier. On en a déjà fait, mais ça fait longtemps qu’on n’en a pas fait. C’est ça qui manque aujourd’hui réellement, et je sais que les gens ont besoin de voir aujourd’hui le Bembeya Jazz et d’écouter son répertoire, parce que notre répertoire est unique en son genre.

Donc, depuis plusieurs années vous ne faites plus de tournées ?

Pas du tout. Je crois que c’était depuis l’époque d’Alpha Condé. Nous sollicitons un partenaire spécialisé dans les tournées, spécialisé dans la production musicale, et qui pourrait lancer cela dans plusieurs pays, dans plusieurs pays africains, parce que les gens ont besoin de notre musique. Notre musique, dans son genre, est unique. C’est ce qui nous manque. Le Bembeya Jazz est dans l’ombre parce que nous ne faisons pas de tournées.

L’État guinéen vous a-t-il témoigné de la reconnaissance pour votre contribution à la culture nationale ?

Ben, tout à fait, parce qu’on a eu des décorations. Après, ils nous ont donné la prise en charge sanitaire, et on nous a donné un salaire de quelques millions. On prend ça aussi, nous les anciens.

Comment se porte aujourd’hui le Bembeya Jazz ? Combien de membres actifs reste-t-il ?

Je peux vous le dire, je préfère si c’est possible, parce que dire que le Bembeya Jazz va bien ne suffit pas. Il se porte très bien, avec la troisième génération. Je suis le seul doyen là-dedans.

Rien ne vous manque ?

Ça nous manque, comme je viens de vous le dire tout à l’heure. Nous avons envie de faire de nouveaux albums, ça nous manque. On a envie de faire des tournées, ça nous manque. Voilà, sinon on nous a donné du matériel de musique, le président nous a offert ça, voilà. Mais cela ne suffit pas, ça ne suffit pas. Il faut faire revivre le nom de la Guinée en dehors de la Guinée. C’est ça. On était dix membres au moment de la création. C’est moi qui ai complété. Quand je suis arrivé, il y avait neuf personnes parce qu’il n’y avait pas de guitariste.

Et à date, il reste combien de membres ?

Aujourd’hui, tous les autres du groupe sont morts, sauf Sékou « le Grow ». Mais lui, depuis 1984, il ne joue plus dans l’orchestre. Je suis le seul qui l’a tenu jusqu’à maintenant.

Quel avenir voyez-vous pour la musique jazz “made in Guinea” ?

Moi, je pense qu’ils ne sont pas tous, mais d’une manière générale, beaucoup de générations actuelles ne sont pas dans notre harmonie musicale. Et cela, c’est grave, parce que notre musique, elle existe, notre forme musicale, c’est unique à la Guinée. Dès que tu entends ça, si tu as l’habitude d’écouter des morceaux guinéens, tu diras : « Ça, ça vient de la Guinée. »

Aujourd’hui, nos enfants, parmi eux, ils ne sont pas tous, mais la majorité d’entre eux ont délaissé le vrai chemin. Or, chaque pays, notre premier président l’avait dit, chaque pays a sa culture. Tu ne peux pas « grignoter » sur la musique d’un autre pays et qu’on te dise, par exemple, que tu dois jouer dans ce pays : qu’est-ce que tu dois présenter là-bas ? Tu ne peux rien présenter, parce que ce que tu fais, ça vient de chez eux.

On vous surnomme aussi “Diamond Fingers”. D’où vous vient ce surnom ?

Ah oui, le doigt de diamant. Voilà, c’était à l’occasion du Festival Panafricain. Vous savez, il y a le festival national d’un pays, et il y a le festival panafricain, là où toute l’Afrique doit se retrouver. Ce festival a eu lieu à Lagos, en 1977, et le Bembeya Jazz était là pour représenter la Guinée, comme toujours. J’avais préparé un titre à la guitare, parce qu’un jour, ils ont regroupé les grands de tous les groupes pour jouer dans une salle devant les responsables. C’est l’occasion que j’ai eue avec ce morceau. Eh bien, on est venu me prendre, me soulever, et après, on a dit : « Là, le doigt de diamant ! » Ce sont les journalistes qui ont écrit ça le lendemain dans les journaux. C’est comme ça que le doigt de diamant est parti.

En décembre 2022, vous avez été sommé de quitter votre résidence à la Camayenne (Dixinn). Quel souvenir gardez-vous de cet épisode ?

C’est le souvenir le plus… le plus… Je ne sais pas comment le dire. Le plus mauvais de ma vie. Mettez-vous à ma place. Après combien d’années ? Plus de 30 ans, j’étais là. Je pouvais partir, mais c’est la manière de partir qui m’a fait mal. Très mal. Je n’oublierai jamais ce jour-là. Parfois, quand j’y pense, je pleure tout seul chez moi, au nom de Dieu. Je pleure seul. La manière dont je suis sorti, je pleure seul, au nom de Dieu. Mais oui, c’est ce que je dis. C’est arrivé devant tout le monde ici. Il y avait beaucoup de vos collègues qui étaient là. Voilà. On dit qu’il ne s’agit pas de faire, mais la façon de faire, c’est ça qui fait la différence.

Et moi, après tout ce que j’ai fait, on veut me chasser comme un petit C(…).  C’est ça qui me fait mal. Je ne pourrai jamais oublier. Si je dis à quelqu’un que j’oublierai ça, c’est faux, j’aurais menti. Je ne peux pas oublier. Je ne peux pas oublier.

Par la suite, on a appris qu’un bienfaiteur vous a offert une maison. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Tout à fait. Il y a quelqu’un de bonne foi, un patriote, qui m’a donné une très belle villa. Il s’appelle Mamadi Doumbouya, lui aussi. Il a un très grand domaine à Djoumaya. Il a beaucoup de bâtiments. C’est là où il m’a offert un de ses bâtiments.

Le président ?

Non, pas le président. Mais lui aussi s’appelle Mamadi Doumbouya. Il vit en Guinée. C’est un grand homme d’affaires. Si vous voulez, un jour, je peux vous donner un rendez-vous à Djoumaya, là-bas. Vous allez le connaître. Bon, il habite en ville, mais il est régulièrement là-bas. Je vis là-bas. Je viens ici quand l’orchestre a besoin de moi ou qu’il y a des répétitions, ou bien qu’on doit jouer. C’est ça. Là-bas, c’est chez moi. La maison est super. Super villa. Ah oui.

Quels sont vos rapports avec les autorités actuelles ?

Tout va bien. Tout va bien. Notre ministre actuel est vraiment super. Il se bat pour nous. Vraiment. Il est jeune, mais… Je crois que… Et c’est ce que je lui ai dit un jour. Je lui ai dit : « Tu rentreras dans l’histoire de la Guinée. » Parce que déjà, ce que tu as fait là, donner les instruments, grâce à toi, à tous les grands orchestres en Guinée, ça, ce qui n’a pas été fait depuis plus de 40 ans déjà, ça, c’est énorme. C’est parce qu’il a la tête. Sinon, il y a eu combien de ministres de la culture ? Depuis la disparition du président Ahmed Sékou Touré. Il y en a beaucoup. Donc, lui aussi, il a ce mérite-là. Il a ce mérite-là.

Quels sont vos rapports avec le Président ?

Sincèrement, il n’y a pas de contact régulier entre nous. Oui, il ne faut pas mentir. Tu ne vas pas dire : « Oui, je vois le président, oui, on est d’accord. » Non, il ne faut pas mentir. Sincèrement.

Vous le soutenez ?

Je le soutiens, bien sûr. C’est grâce à lui qu’on a eu les instruments. C’est ça. Je le soutiens à 100 %. Voilà, parce que je sais que c’est quelqu’un de bon cœur. Voilà, c’est ça. Je le soutiens.

Quel message souhaitez-vous adresser à tous ceux qui vous liront à travers cet entretien ?

Je vous l’ai dit, on a besoin d’un partenaire spécialisé pour produire des disques et spécialisé pour faire la promotion de ces disques. Parce que la promotion d’un disque implique de faire tourner le groupe qui a fait l’album. Donc, nous avons besoin de ces personnes-là aujourd’hui. Parce que je sais que ce n’est pas seulement l’Afrique, le monde a besoin de la musique du Bembeya, sincèrement. Parce que notre musique guinéenne, elle est unique en son genre. C’est ça.

Votre mot de la fin ?

J’espère que cette petite causerie vous fera plaisir. Parce que, sincèrement, vous avez posé des questions vraiment poignantes et qui méritent d’être répondues. Même si je n’ai pas pu tout répondre, la question est là. Chacun pourra développer à sa façon, dans son esprit. Donc, je vous remercie beaucoup, beaucoup, beaucoup d’être là aujourd’hui.

Interview réalisée par Yayé Aicha Barry&

Oumar Bady Diallo

Pour Africaguinee.com

Créé le 6 juillet 2025 12:36

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