Pr Salifou Sylla : « Pourquoi la justice guinéenne n’a jamais été indépendante depuis 1958… »
CONAKRY-La Justice guinéenne est un « grand corps malade ». L’actuel garde des Sceaux Yaya Kairaba Kaba l’a même admis récemment. De l’indépendance de la Guinée, le 02 octobre 1958 à nos jours, elle a toujours été décriée par les justiciables qui l’accusent d’être partiale et surtout dépendante de l’Exécutif. D’où vient cette maladie ? Pourquoi les différents régimes qui se sont succédé à la tête de l’État guinéen ces 65 dernières années ont tous manqué à leurs promesses, de faire la Justice un véritable tremplin pour construire un véritable État de Droit ?
Pour répondre à cette question, Africaguinee.com est allée à la rencontre d’un homme du sérail qui connait bien le secteur pour avoir été lui-même ministre garde des Sceaux. Il s’agit bien du Pr Salifou Sylla, ancien ministre de la Justice sous le régime de feu Général Lansane Conté. C’est sous son magistère que l’emblématique procès des gangs a été organisé.
De Sékou Touré en passant par Général Lansana Conté et Alpha Condé jusqu’à la prise du pouvoir par le CNRD le 5 septembre 2021, cet ancien commis de l’Etat dépeint sans langue de bois l’image ‘’sombre’’ qu’a présentée la justice guinéenne vis-à-vis de son peuple.
AFRICAGUINEE.COM : Vous êtes un homme de droit et un ancien ministre de la justice, quel regard portez-vous sur la justice guinéenne d’en ce moment ?
PR SALIFOU SYLLA : Là, vous me posez une question très délicate. Je crois que quand on parle de la justice guinéenne comme je la vois aujourd’hui, il est important de faire un petit historique. En fait, ce que vous constatez aujourd’hui peut résulter d’un processus d’évolution. Je crois que si on veut examiner le problème de la justice en Guinée, il faut remonter au début de l’existence de notre Etat. Parce que la justice sous la première république était une justice qui avait très peu d’autonomie, la justice était rendue à différents niveaux : au niveau des quartiers ; au niveau des comités du PDG RDA ; au niveau de l’arrondissement ; de la fédération etc. La justice était rendue au niveau du comité central du PDG RDA et les décisions y étaient prises. Les juges eux-mêmes, ce qu’on appelle normalement la justice, un corps de l’Etat vouée à ce travail avait très peu de considération. Il y avait bien des juges et des magistrats mais, en réalité quelle était leur autonomie, leur indépendance, leur capacité à juger ?
Tout devait être jugé selon les critères du parti, c’est de cette manière que la justice était rendue à l’époque. Les juges n’avaient aucune indépendance réelle. Ce qu’un juge faisait, un comité du PDG RDA pouvait défaire tout et les juges étaient d’ailleurs des militants du parti. C’est pour vous dire qu’il n’y avait pas de justice. Pour être avocat vous n’aviez pas besoin de faire des études de droit. Vous pouviez prendre un menuisier pour en faire un avocat. Ceux qu’on appelait les ‘’avocats du peuple’’ c’était des menuisiers, des tailleurs, et autres. Quand on était en justice, on pouvait prendre n’importe qui comme avocat pour aller se faire défendre. En fait, les décisions des juges leur étaient dictées par les autorités. Il fallait que ce soit de petites affaires qui n’intéressent pas l’Etat. Mais toutes les affaires importantes pour la sentence, le juge savait que ça venait de quelque part. Alors quand des juges ont évolué dans cet esprit, il était difficile qu’il y ait une quelconque indépendance de la justice.
Les choses ont un peu évolué avec le changement de régime qui a eu lieu en 1984 et l’accession du CMRN au pouvoir. Quand même, eux ils avaient écarté beaucoup de gens de ce système mais n’empêche qu’en ce moment-là les huissiers et greffiers avaient à choisir selon qu’ils sont avocats ou magistrats. Vous voyez ? La formation de base n’y était pas requise. Vous n’aviez pas besoin d’avoir été formé pour être magistrat. Après il y a eu l’entrée dans le gouvernement de certaines personnes qui avaient connu d’autres expériences, je pense par exemple à Me Bassirou Barry qui avait été nommé et qui était magistrat mais qui avait évolué longtemps à l’extérieur avant de rentrer au pays. Lui quand même, il avait un peu assaini et posé des critères pour ceux qui pouvaient être magistrats. Parmi les conditions, il fallait avoir un diplôme et avoir suivi une formation de magistrat. C’est ce processus que nous-mêmes sommes venus renforcer.
A partir de là, n’importe qui ne pouvait plus être juge. Pour le devenir, Il fallait d’abord avoir la formation, il fallait avoir une base. C’est-à-dire que vous devriez être titulaire d’une maitrise et ensuite faire des études de magistrature. Mais le problème était que de toutes les façons, il y avait des anciens juges qui étaient restés en place, tout était dans un certain mélange. Ce que je voudrais vous faire comprendre ce que les gens qui ont évolué de cette manière, il leur était très difficile d’avoir une idée exacte de l’indépendance du magistrat parce qu’au fond, il y a des critères pour être magistrat mais il y a également la nécessité que quand vous êtes magistrat, votre mission c’est d’appliquer le droit, de respecter le droit, de pouvoir appliquer le droit aux cas qui vous sont soumis sans qu’on ne fasse pression sur vous.
Le juge a pour mission d’appliquer le droit, de trancher selon le droit. Mais à ce niveau il faut que l’indépendance qu’il s’est proclamée dans les textes, que le juge soit respecté, que les solutions ne lui soient pas dictées par un autre cadre. Or, ce qui arrive très souvent, l’exécutif a été très souvent la principale menace pour les juges. On pouvait difficilement concevoir à un moment donné que l’Etat même soit sujet de droit c’est-à-dire qu’on puisse juger un organe de l’Etat. Non, vous ne pouvez pas, ce n’était pas pensable. Les juges ont évolué dans cette situation et ils étaient nommés sans respect de critères qui étaient prévus.
Et comme vous êtes nommé et qu’on peut vous enlever, celui qui peut vous enlever vous pouvez craindre de lui et craindre de déplaire à cette personne puisqu’à tout moment on peut vous enlever. Vous n’aviez pas les garanties qu’il faut. Ce qui veut dire que les juges n’ont jamais vaincu les craintes qu’ils avaient vis-à-vis de l’exécutif, ça on le sent dans les différents régimes. Il faut que le ministre de la justice lui-même accepte de laisser vraiment les juges faire leur travail.
Je me souviens, j’ai eu parfois à affronter des collègues du gouvernement quand des problèmes se posaient au niveau de la justice. Ils estimaient que quand l’Etat était mis en cause, il n’était pas admissible que le juge place l’Etat sur le même terrain qu’un simple citoyen c’est-à-dire que je suis en conflit avec l’Etat, c’est l’Etat qui doit avoir raison. J’ai eu ce genre d’accrochages avec certains de mes collègues au gouvernement. Je leur avais dit ‘’non, nous avons opté pour un Etat de droit. L’Etat de droit suppose qu’on est tous justiciables et que l’Etat lui-même est soumis au droit. Alors quand on passe par cette idée alors l’Etat doit quand même assumer les conséquences de ses actes.
Mais il est arrivé de ne pas m’entendre avec certains membres du Gouvernement et parfois même le gouvernement se ligue contre moi pour des choses comme ça mais moi j’avais une certaine perception et je disais au président (feu Général Lansana Conté ndlr) « on ne peut vouloir d’une chose et son contraire ». Nous ne pouvons pas vouloir qu’il y ait une bonne justice sans que nous n’ayons à l’idée qu’il faut respecter l’indépendance des magistrats et qu’il faut respecter que la mission des juges c’est d’appliquer le droit conformément aux textes.
Je dois vous dire qu’au sein de l’exécutif beaucoup ne se sentait pas bien dans cette situation. Il y a eu de l’évolution en Guinée mais parfois vous avancez et parfois vous reculez. Sous le régime de Feu Général Lansana Conté, j’ai été ministre de la justice et nous avons quand même accompli des progrès. C’est moi qui avais autorisé l’organisation du procès des gangs. A l’époque quand mon collègue de l’information est venu me voir en demandant ‘’pour des raisons de pédagogies pour le pays est-ce que vous permettrez que le procès soit filmé et diffusé ?’’, j’ai répondu ‘’oui ça peut se faire. Normalement on ne doit pas filmer les audiences mais j’accepte’’.
J’ai appelé le procureur de la Cour d’Appel, Doura Chérif à l’époque et je lui avais dit : ‘’Je pense que nous pouvons accepter que le procès soit filmé’’ et nous l’avons fait. Cela a beaucoup aidé les Guinéens à comprendre ce que c’est que la justice. Il y a eu d’autres procès filmés après quand il y a eu les événements des 2 et 3 février 1996. Ces militaires aussi leur procès a été filmé, ça c’est Sima qui avait présidé. Etc.
Mais ce que nous constatons, ce que même quand quelqu’un comme Alpha Condé est arrivé au pouvoir, qui était censé avoir fait le Droit euh bien, la justice a connu une certaine régression. Les juges étaient devenus moins indépendants sous Alpha Condé et nous avons senti ça. Même au niveau des plus hautes juridictions, la Cour Constitutionnelle qu’on a instaurée, tout le monde sait comment elle a accompagné le président Alpha Condé dans la violation de la constitution et dans sa volonté de briguer un 3ème mandat. Donc, la fabrication d’une constitution qui lui permettait de continuer. Vous voyez on est en dents de scie, parfois ça va bien et parfois c’est le contraire. Mais il est évident que la justice ne donnait pas pleine confiance et aux justiciables et à beaucoup de Guinéens d’ailleurs.
Quand ces militaires (CNRD ndlr) ont pris le pouvoir, ils ont dit : ‘’la justice sera notre boussole’’ cela veut dire en fait qu’ils avaient conscience que la justice n’était pas correctement faite. Donc le problème se pose, est-ce que cette démarche (la justice sera notre boussole) est bien suivie ? La suite à lire dans notre prochaine publication.
Entretien réalisé par Oumar Bady Diallo
Pour Africaguinee.com
Tel : (00224) 666 134 023
Créé le 1 mai 2024 15:24Nous vous proposons aussi
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