L’enfer de la traversée sur la rivière Dombèlè : “Parfois, nous passons la nuit sans traverser et sans manger” acte2

Kankalabé et Kollagui sont deux communes rurales voisines situées respectivement dans les préfectures de Dalaba (région administrative de Mamou) et de Tougué (région administrative de Labé). Dans ces localités, l’agriculture, l’élevage et le commerce constituent les principales activités économiques. Chacune abrite un marché hebdomadaire très fréquenté par les populations locales.
Une rivière appelée Dombèlè, qui marque la limite entre ces deux communes, complique fortement la mobilité des habitants. En l’absence d’un ouvrage de franchissement, sa traversée est un véritable calvaire, surtout les jours de marché. Les populations, pourtant dépendantes les unes des autres, doivent emprunter une vieille pirogue pour franchir ce cours d’eau dans des conditions extrêmement précaires.
Lorsque les piroguiers sont absents, les passagers, majoritairement des femmes, passent parfois la nuit sur place, sans pouvoir traverser ni se nourrir. Des drames sont également survenus : plusieurs familles ont perdu des proches par noyade dans le Dombelewol, comme l’appellent les habitants.
Les difficultés liées à la traversée du fleuve constituent un frein majeur au développement local et à la mobilité des populations, pourtant liées par la parenté, les échanges commerciaux et les besoins sociaux. La dépendance réciproque entre Kankalabé (Dalaba) et Kollagui (Tougué) est manifeste. Malgré cela, la seule embarcation disponible n’a qu’une capacité de dix passagers.
Depuis de nombreuses années, les habitants nourrissent l’espoir de voir un pont être construit pour désenclaver la zone. Mais cet espoir reste, pour l’instant, un rêve inachevé.
Dans ce second acte de notre série, Africaguinee.com vous plonge dans le quotidien éprouvant des habitants de cette région, pris au piège de l’enfer de la traversée du fleuve Dombèlè.
« Parfois, nous passons la nuit sans traverser et sans manger »
Souadou Barry, marchande aguerrie, utilise cette pirogue depuis sa jeunesse. Aujourd’hui mère de plusieurs enfants, dont certains sont déjà mariés, elle constate avec amertume que rien n’a changé depuis toutes ces années. La situation reste précaire, voire dramatique, pour elle comme pour l’ensemble des usagers. Elle égrène un chapelet de souffrances :
« Nous vivons d’énormes peines en traversant cette rivière dépourvue d’ouvrage de franchissement. La pirogue, très vétuste, est souvent endommagée par les eaux et peut rester plusieurs jours hors d’usage. Et le temps nécessaire pour la réparer est long. On perd régulièrement nos produits maraîchers, comme les tomates. Quand nous passons toute la journée sans pouvoir traverser, nous sommes obligés de rentrer avec nos marchandises, qui finissent par pourrir à la maison. Il n’y a pas d’alternative : si nous n’arrivons pas au marché, nous perdons tout.
Le manque de pont sur cette rivière nous cause d’énormes souffrances. Et pourtant, c’est l’unique passage pour rallier les marchés. Si nous arrivons en retard, au point que les piroguiers soient déjà rentrés, nous sommes contraintes de passer la nuit à Kouffa, loin de nos familles restées à Kollagui ou à Koin. Nous dormons le ventre vide, surtout si les familles qui nous hébergent ont déjà fini de dîner.
Parfois, nous sifflons pour signaler notre présence de l’autre côté. Mais si la pirogue est déjà partie, il nous arrive d’attendre de 6h à midi l’arrivée du premier piroguier. Il y a aussi des jours où il n’y a ni pirogue, ni piroguier disponible. On est alors obligées d’aller chez eux, les supplier de venir nous faire traverser. Et s’ils ne peuvent pas, la journée est perdue.
Ce manque de pont est un véritable frein pour nos familles, pourtant liées. Tout passe par là : les personnes, les marchandises, nos productions agricoles. Nous avons déjà trop pleuré des morts, noyés dans cette grande rivière. En plein mois d’août, le courant est si fort qu’on préfère rester à la maison pour préserver nos vies. Aidez-nous à faire construire un pont”, plaide cette mère de famille.
« Cette situation nous fait couler des larmes »
Autre vendeuse, Mariama Ciré Barry fréquente régulièrement les marchés de Bourouwal et Laabha depuis plusieurs années. Elle évoque, elle aussi, les peines qu’endurent les femmes de la région :
« On ne peut pas vivre sans bouger, la mobilité est une nécessité pour nous. Pendant les périodes de crue, il est très difficile de traverser avec ses bagages, mais nous n’avons pas le choix. En l’absence de piroguiers expérimentés, ce sont parfois des jeunes peu formés qui nous font traverser. Nous acceptons, contraints, mais souvent l’eau mouille nos affaires, ou pire, les emporte.
Beaucoup de personnes ont péri dans cette rivière. Nous lançons un cri du cœur à ceux qui ont les moyens : faites quelque chose pour mettre fin à notre calvaire.
Les populations de la zone n’ont pas d’autre solution que de passer par cette rivière sans pont. Nous perdons nos biens, parfois même nos enfants. Si tu n’as pas traversé avant 19h, les larmes montent. On est bloqués de l’autre côté, loin des nôtres, avec la peur au ventre. »
« Depuis 30 ans, j’assure la traversée, sans rien demander à personne »
Connu sous le surnom de Capitaine, Mody Aliou Baldé est une figure locale respectée. Depuis plus de trois décennies, il assure bénévolement la traversée des habitants. Il raconte son quotidien, fait de courage et de résilience :
« Cela fait un peu plus de 30 ans que je fais traverser les populations d’un côté à l’autre. Je ne demande rien à personne. Je ne regrette pas ce que je fais. Parfois, des gens nous donnent quelque chose par reconnaissance, mais on n’exige rien. Sinon, ce ne serait plus du bénévolat.
Personne n’a jamais été empêché de traverser parce qu’il n’avait pas d’argent. J’aide comme je peux. De jour comme de nuit, je suis là. Je viens très tôt le matin, je reste jusqu’au soir, parfois jusqu’à ce que tout le monde ait traversé.
Tous les jours, des femmes, des enfants, des hommes, leurs marchandises, tout passe par ici. Les jours de marché, l’affluence est telle que nous sommes débordés, moi et mon second.
Chaque année, nous espérons la construction d’un pont, mais cet espoir est toujours vain. Des gens sont morts ici, emportés par les eaux. Des villages entiers sont séparés par la rivière. Mais les champs sont à côté, les marchés aussi. Il faut bien transporter les récoltes.
C’est plus qu’un calvaire. Si le gouvernement construisait un pont ici, ce serait un immense soulagement. Moi, je suis déjà vieux. Depuis mon enfance, c’est comme ça. Nos parents ont connu ça aussi… »
Un pont pour sortir du calvaire
Avec l’âge, Capitaine Aliou Baldé forme aujourd’hui des jeunes pour prendre la relève. Parmi eux, Mamadou Bhoye Barry, maître coranique, fait partie des apprentis piroguiers. Il assure parfois seul la traversée.
« Nous sommes samedi, veille du marché hebdomadaire de Kankalabé (Dalaba). Dès 13h jusqu’au matin du dimanche, les habitants des sous-préfectures de Koin, Kollagui, Kansaghi, côté Tougué, affluent pour s’y rendre. Puis, de la soirée du dimanche jusqu’au lundi matin, nous faisons traverser ceux qui rentrent. Le mardi, c’est au tour du marché de Kollagui (Tougué), et cette fois, ce sont les populations de Dalaba qui viennent vendre.
Ces jours-là, on reste en alerte du matin au coucher du soleil pour assurer la traversée. La rivière fait environ 100 mètres, mais la seule pirogue disponible ne peut embarquer que dix personnes par voyage. On donne priorité aux malades, puis aux familles en deuil, ensuite viennent les autres, commerçants ou voyageurs.
Ce service est gratuit, mais parfois des bonnes volontés nous donnent 5 000, 10 000 ou 20 000 francs par reconnaissance. Ce que nous faisons, c’est un sacrifice pour la communauté. Notre plus grand souhait, c’est qu’un pont soit enfin construit ici », explique-t-il avec foi.
« J’ai 60 ans, rien n’a changé depuis mon enfance »
Originaire de Kouffa (Dalaba), Néné Fatoumata Sow, sexagénaire, a des proches et des besoins du côté de Kollagui. Comme beaucoup, elle fait les frais de cette traversée périlleuse :
« Nous sommes liés par le sang, donc contraints de bouger sans cesse. Mais à cette grande rivière, les retards sont fréquents. Il n’y a qu’une pirogue pour tout le monde, et les piroguiers ne sont pas toujours disponibles, car ils ont aussi leurs obligations familiales.
Venir au point de passage ne garantit rien : parfois, après des heures d’attente, on repart au village, bredouilles. J’ai aujourd’hui 60 ans, et depuis mon enfance, rien n’a changé. Nous avons grandi avec cette souffrance, et elle est toujours là. Que Dieu nous sauve de ce calvaire et nous accorde un peu de bonheur. Nous souffrons vraiment », explique t-elle.
“Un pont, nous ne rêvons pas mieux’
Sage respecté de Kouffa (Kankalabé), Thierno Mamadou Kenda Sow ne voit encore aucun signe concret de changement. Mais il garde espoir, porté par la prière :
« Je reste confiant que toutes les prières faites depuis tant d’années finiront par être exaucées. C’est une grande voie ici, nous prions de Tougué à Dinguiraye, jusqu’à Bodjè (Dalaba), en passant par Kankalabé, pour obtenir un pont sur la rivière Dombélé.
L’année dernière, pendant l’hivernage, nous avons passé entre trois et quatre semaines sans traverser. Les gens de Dalaba (Kankalabé) n’ont pas pu venir à Tougué (Kollagui), ni l’inverse. Et pourtant, nous sommes une même famille de part et d’autre. Même pour les condoléances, nous avons été contraints de nous contenter de simples appels téléphoniques.
La pirogue avait coulé, celle que vous voyez aujourd’hui est nouvelle. Nos anciens ont vécu cela, nous aussi, et nos enfants commencent à vivre la même chose. Qu’Allah touche le cœur des autorités de ce pays, qu’ils pensent enfin à nous.
Un pont… nous ne rêvons pas mieux. Nous espérons voir, un jour, des familles traverser ici sans crainte, entre août et septembre, que les gens aillent de Kouffa à Kollagui sans aucun souci », a-t-il expliqué.
Une immersion réalisée
Par Alpha Ousmane Bah
Pour africaguinee.com
Tel. (+224) 664 93 45 45
Créé le 8 juin 2025 10:14